Jeudi 16 septembre 1982, à Beyrouth, des groupes de miliciens chrétiens attaquent la population des camps palestiniens. C’est le plus grand massacre de civils de la guerre du Liban. Pour la première fois, un film livre le récit des assassins. Un document exceptionnel
« Voilà... c’est le cercle. » Sur un tableau en papier, dans une lumière rouge crépusculaire, une main dessine au feutre un cercle fermé. Tout autour, avec l’application d’un cadre qui expliquerait une méthode de gestion, l’homme place une série de petits points : « Nous étions là. » Le cercle, c’est le camp palestinien de Sabra ; les points, les miliciens qui ont encerclé et investi Sabra et Chatila, où ils ont massacré des civils, hommes, femmes et enfants, pendant deux jours et trois nuits d’affilée. « Notre devise était : les grands, les petits, les nouveau-nés... pas de pitié ! » dit l’ancien milicien. On reste stupéfait. Pour les reporters arrivés rapidement sur les lieux, Sabra et Chatila est resté un cauchemar et un mystère. On garde le souvenir de rues pétrifiées, de maisons vides, de corps boursouflés, épars, en tas, d’humains mutilés mélangés à des animaux abattus, un camp transformé en abattoir. Le silence et, partout, cette odeur épaisse et écœurante, l’odeur de la mort, qu’on inhalait. A l’époque, le monde est profondément choqué. Combien de morts ? Neuf cents au moins, mille, plus ? Journalistes, éditorialistes, écrivains noircissent des milliers de pages, dissèquent les détails et accumulent des questions sans réponse. Vingt-trois ans après, ce film sur Sabra et Chatila raconte le crime... par ceux qui l’ont commis !
Pour comprendre, il faut se rappeler juin 1982, l’invasion du Liban par Israël, qui force des milliers de combattants de l’OLP à fuir le pays. En août 1982, Bachir Gemayel, chef des Forces libanaises, milices chrétiennes pro-israéliennes, est élu président du Liban. Le 14 septembre, il est assassiné. Le 16 septembre, au sud de Beyrouth, le massacre commence. Les tueurs ont grandi avec la guerre. Au début, en 1975, ce sont des gamins armés de fusils de chasse qui jouent à se battre, vivent de la rue et des armes et se droguent en avalant des cachets de Mandrax et de LSD : « Sorti de mon trip, je ne croyais pas à ce que j’avais fait », dit l’un d’eux. A 15 ans, une balle lui a traversé la cuisse. Son père lui offre un revolver : « Porte-le toujours. N’aie pas peur. Retourne te battre. » Ils apprennent la guerre : « Je marchais pieds nus sur les gravats pour déposer ma charge de TNT sous la barricade ennemie. J’aimais ça. Vivre ou mourir... On se foutait de tout. » Bachir Gemayel ouvre ses casernes et va transformer ces têtes brûlées en Forces libanaises. L’un des groupes s’appelle « Sadm », le groupe « Choc », avec une devise : « Là où les autre n’osent pas ». Une nuit, trois cents d’entre eux sont conduits vers un port de plaisance et une vedette israélienne. Débarquement à Haïfa pour trois mois de stage de survie. Les épreuves d’interrogatoire sont poussées à l’extrême : tabassages, jets d’eau bouillante puis glacée, électricité, supplice du pneu, la torture pour s’endurcir. L’instructeur leur projette un film sur l’Holocauste : « On s’est dit : leur cause est juste. » A Eilat, ils sont accueillis dans un camp, sur la plage, par une jolie femme complètement nue, « Nikha », un général, mitraillette en bandoulière, qui les fait courir et ramper, dévêtus et honteux, jusqu’à vomir de fatigue. De retour au Liban, avec l’élection de Gemayel, les hommes triomphent. Mais la nouvelle de l’assassinat du président - « le chef est mort ! » - les transforme en orphelins pleins de haine qui crient vengeance : « Nous étions des bombes à retardement. »
Ce sont ces « bombes » qui quittent leurs casernes le jeudi 16 septembre à 16 heures. Maroun Machaalani, l’adjoint préféré d’Elie Hobeika, chef de la sécurité, les a réunis : « On va voir les assassins de Gemayel. Ils doivent tous mourir. - Tous, tous, tous ? - Tu ne veux pas venger Bachir ?- Oui, bien sûr ! - Bien. Alors, on y va. Et pas d’états d’âme. » Les groupes et les itinéraires sont différents. Des Forces libanaises partent des casernes de l’est ou du nord de Beyrouth, d’autres viennent du Sud, constituées d’éléments de l’Armée du Liban-Sud. Un groupe se dirige vers Choueifat, prend l’autoroute jusqu’à Khaldé, coupe vers l’aéroport, jusqu’à l’ambassade du Koweït. « On a fait une halte pendant que Hobeika discutait avec des officiers juifs », raconte l’un d’eux. Ces miliciens chrétiens ne disent jamais « Israéliens », mais « juifs », et détestent leurs alliés du moment, qui leur ont fourni des camions militaires, des uniformes de l’armée israélienne et encerclent la zone avec leurs chars. Après l’ambassade, il y a des dunes de sable, le camp de Sabra et une brèche dans la clôture. Maroun, le chef, s’avance : « Allez, suivez-moi ! » Ils ont des kalachnikovs, quelques M16, beaucoup de grenades et des lance-roquettes, qu’ils n’auront pas besoin d’utiliser. Il est 18 heures, le massacre commence : « On a rencontré quelques hommes de 40 à 50 ans et on a ouvert le feu aussitôt, sans rien dire. » Ils avancent, prudents, en zigzaguant dans les ruelles. On leur a parlé de combattants palestiniens mais, à part quelques sentinelles en bordure du camp, ils ne rencontrent que des civils, les combattants sont partis et les caches d’armes enfouies ou détruites : « Les femmes sortaient en premier, se lamentaient, croyant nous apitoyer. Elles se condamnaient à mourir en premier. » Les miliciens ont des ordres clairs : « Entrez, tirez, tuez tout ce qui respire. » Ils nettoient les maisons : « On entrait dans chaque pièce, on mitraillait, hop ! Une grenade et on recommençait. » Il fait nuit et le camp résonne déjà des appels au secours : « Les gens ne criaient pas, ils beuglaient. On entendait : « Où es-tu Dieu ? Que nous arrive-t-il ? Regarde ma fille, mon mari ! » Et ils tombaient, morts. » Quelques- uns renoncent : « Ils disaient qu’on ne pouvait pas faire ça. Et ils se sont barrés. » Tous les autres avancent, méthodiquement. « Moi, je me disais : ce petit va grandir et me tuer, cette jeune fille va faire des enfants, non ! Il ne faut pas, je les tue, raconte un assaillant. Le premier, tu hésites, le deuxième est plus facile, après, c’est comme jouer aux billes. » Les Forces libanaises et l’armée israélienne ont apporté leurs bulldozers, qui, à la moindre résistance, aplatissent les maisons du camp. On rafale tout, les hommes, les chiens, les rats et les chevaux : « Les chevaux morts... Pourquoi ? Cette image m’a marqué », dit un milicien. Dans la nuit noire, après une méprise sanglante, les assaillants demandent aux Israéliens d’éclairer le camp et les soldats tirent des fusées éclairantes jusqu’à 5 heures du matin. A l’aube, les hommes, épuisés, soufflent, défoncent des épiceries, mangent des biscuits et boivent des jus de fruits. Les renforts arrivent : « Je commandais une grosse unité vers le Chouf. Mes hommes s’entraînaient sur des murs. Mais un mur, ça ne crie pas, ça ne meurt pas. Le secret à la guerre, c’est de voir du sang. J’ai dit à mes hommes : « Allez-y ! Exercez-vous ! » » Les nouveaux arrivants découvrent l’ampleur du massacre : « Autant de morts en quelques heures, j’étais surpris. Il y avait des femmes nues, mortes, les mains coupées, la cervelle éclatée. » Et ils reprennent la tâche. Meurtres, vols et viols : « Il y avait une jeune Palestinienne, blonde, en foulard. Elle suppliait, criait qu’elle était vierge. Un des nôtres lui a arraché ses vêtements, s’est acharné sur elle, puis il l’a liquidée. Nous, on rigolait. » Avec la fièvre, tuer ne suffit plus, il faut torturer : « J’ai mis un homme contre le mur de sa chambre, les bras écartés et j’ai sorti mon couteau. Je lui ai passé sur la gorge et je lui ai déboîté les bras. Mourir d’une balle, c’est rapide, ce n’est rien. Avec le couteau, il meurt deux ou trois fois. »
Au deuxième jour, un ordre arrive : « Achevez les blessés. Et débarrassez-vous des cadavres. » Un bulldozer a creusé une grande fosse à l’entrée du camp. On fait défiler les hommes à gauche, les femmes à droite. Chacun doit pousser dans la fosse le cadavre de celui qui le précède, avant d’être exécuté à son tour, par balles ou au couteau : « Un homme égorgeait à la chaîne. Dans la vie, il était boucher. Un boeuf, un homme, pour lui, c’était normal. Moi, j’ai failli vomir. » Les Israéliens ont fourni des bâches en plastique pour transporter et recouvrir les cadavres, devenus encombrants. Certains sont brûlés ou aspergés de produit chimique. Elie Hobeika passe, félicite ses hommes : « Bon travail, les gars ! » A la sortie du camp, le groupe « Choc » et des éléments de l’ALS poussent des colonnes de Palestiniens, « comme des moutons », pour les regrouper à la Cité sportive : le massacre continue. A l’image, les témoignages précis se recoupent, mais on ne voit pas le visage de ceux qui racontent. Le regretter, c’est méconnaître le Liban d’hier et d’aujourd’hui. « Si je parle à découvert, je suis mort dans la minute, moi et ma famille », dit l’un d’eux. L’enquête a été dure. Les cinq premiers témoins approchés ont été aussitôt arrêtés et dissuadés de parler. Les auteurs du film, un éditeur chiite libanais qui a grandi près de Sabra et une Allemande en voyage à l’époque en Israël, ont dû tout recommencer, dans la clandestinité, et retrouver six nouveaux témoins. L’enquête porte sur les origines du massacre, sur ses objectifs - nettoyer le camp mythique palestinien et le remettre à l’armée libanaise -, mais s’arrête avant les décisions d’état-major. Quant à l’implication israélienne, on sait que les manifestations à Tel-Aviv ont abouti à la démission de Sharon, alors ministre de la Défense responsable de la zone concernée. Reste l’analyse de la « banalité du mal » sur ces miliciens qui n’ont aucun regret, ou si peu. L’un d’eux fait parfois des cauchemars et un autre revoit de temps en temps « l’étreinte de cette famille, un homme et une femme, tenant serrés leurs trois enfants, tous morts ». Les autres, pour la plupart, restent indifférents, sans tourments et sans jugement, réinsérés dans le quotidien. L’un d’eux est même prêt à décrire les sévices infligés, en détail et avec un plaisir évident. Le Conseil de Sécurité de l’ONU a refusé toute enquête, et le Liban, en 1991, a proclamé l’amnistie générale. Et l’amnésie. Reste ce film, document extraordinaire, extraordinairement maltraité, projeté en catimini dans une poignée de salles en France. A voir d’urgence, si on le peut, avant le retour du grand silence.
Jean-Paul Mari
Commentaires
thank u for sharing.
après qu'ils ont reconstruit et retracé le monde ... Post guerre mondiale. Donc, à mon avis, pour être respectueux respectés et respectables il faut suivre La religion, la religion qui acclame l'auto-suffisance, l'honnéteté etc.
ns », pour les regrouper à la Cité sportive : le massacre continue. A l’image, les témoignages précis se recoupent, mais on ne voit pas le visage de ceux qui racontent. Le regretter, c’est méconnaître le Liban d’hier et d’aujourd’hui. « Si je parle à découvert, je suis mort dans la minute, moi et ma famille », dit l’un d’eux. L’enquête a été dure. Les cinq premiers témoins approchés ont été aussitôt arrêtés et dissuadés de parler. Les auteurs du film, un éditeur chiite libanais qui a grandi près de Sabra et une Allemande en voyage à l’époque en Israël, ont dû tout recommencer, dans la clandestinité, et retrouver six nouveaux témoins. L’enquête porte sur les origines du massacre, sur ses objectifs - nettoyer le camp mythique palestinien et le remettre à l’armée libanaise -, mais s’arrête avant les décisions d’état-major. Quant à l’implication israélienne, on sait que les manifestations à Tel-Aviv ont abouti à la démission de Sharon, alors ministre de la Défense responsable de la zone concernée. Reste l’analyse de la « banalité du mal » sur ces miliciens qui n’ont aucun regret, ou si peu. L’un d’eux fait
je suis mort dans la minute, moi et ma famille », dit l’un d’eux. L’enquête a été dure. Les cinq premiers témoins approchés ont été aussitôt arrêtés et dissuadés de parler. Les auteurs du film, un éditeur chiite libanais qui a grandi près de Sabra et une Allemande en voyage
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